Bitâcora de textos y notas varias

jeudi 25 septembre 2008

Les chienneries de Bellatin Mario

Mario Bellatin, Jakob le mutant suivi de Chiens héros, France, Editions Passage du Nord/Ouest, 2006.

Le monde littéraire est empli de « boutades », de jeux qui utilisent le principe même de la littérature. Dans le cadre de cette vision critique et moqueuse, il faudrait lire ces deux textes traduits en français de Mario Bellatin. Avec déjà une considérable bibliographie, l’auteur de Salon de beauté (finaliste du prix Médicis en 2000) s’essaye une nouvelle fois à engendrer des êtres qui ne sont pas réels, malgré toutes les « références historiques », malgré la production de vrais documents photographiques inclus dans le livre.
« Jakob le mutant » et « Chiens héros » sont donc deux sortes de mensonges, de dérisoires canulars, contre lesquels le lecteur bute et rebute à cause du style captivant du mexicano-péruvien. Mais que l’on soit étonné ou non par la thématique et le traitement bellatiniens, on ne peut pas rester indifférent à la proposition vraiment contemporaine qu’on trouve dans ces textes. Comme il l’avait déjà montré dans deux ouvrages, publiés auparavant dans la même maison d’édition, Shiki Nagaoka et Le jardin de la Dame Murakami, où il était question de faits très peu véridiques, ce qui a lieux dans « Jakob le mutant » et « Chiens héros » résulte tout simplement de l’impossible. Loin de chercher les repères logiques, qui permettraient ensuite de parler de la « vraisemblance du récit », Bellatin creuse dans le sens opposé : en fictionnalisant ces impossibilités « expérientielles », il soulève le problème que poseraient de telles existences, si jamais elles étaient authentiques.
Quant à la première nouvelle, « Jakob le mutant », elle essaie de reconstituer La frontière, un vrai faux roman écrit par Joseph Roth. Triangle amoureux, alcoolisme, écriture, réincarnation, tous les éléments d’un roman « ordinaire » sont présents. Or, de cet amas de « banalités » thématiques, Bellatin crée un récit délirant. Grâce à des personnages parfois décousus, parfois trop réussis, il dévoile ainsi le lieu même de la littérature. La compréhension qui naît pendant l’acte de l’écriture (comme l’avait déjà éprouvé et expérimenté Clarice Lispector avec A hora da strella et la « création » sur le champ de son personnage, sans savoir où elle allait aboutir ni quand s’arrêter dans son récit), cette compréhension n’est pas égale à l’acte de lecture, bien que l’auteur du récit accomplisse les deux actions en même temps :

Quand son épouse Julia le laissait seul dans le lit pour s’occuper de la taverne avec le jeune Anselm, il roucoulait en écoutant le tic-tac d’une vieille pendule. À de tels moments, il recréait mentalement le chant avec lequel toutes les mères orthodoxes, au moins jusqu’au XVIe siècle, endormaient leurs enfants. Un chant millénaire rythmé par le tic-tac de la pendule est peut-être une raison suffisante pour se poser une série de questions : où Jacob Pliniak était-il allé chercher cette pendule qui le faisait roucouler quand sa femme le laissait seul ? Et si on commence à se poser des questions de ce genre, pourquoi son épouse s’était-elle à ce point obstinée, dans sa période d’infidélité, à laisser des indices révélant sa liaison avec le jeune Anselm ? D’un autre point de vue, il serait bon de s’interroger sur le lien entre l’intérêt porté par Jacob Pliniak aux pogroms et son impossibilité de faire des enfants. Il s‘agit de questions qui ne trouveront peut-être jamais de réponses, même si le reste du récit peut éventuellement y aider (pp 41-42)

Le doute et l’ironie mêlés réduisent toute possibilité d’assertion ultérieure. Ce qui ne peut pas être affirmé ne peut pas être, ne peut pas exister. Que faire alors, sinon tout lire et aller jusqu’à la fin des phrases et des périples absurdes -ô combien absurdes - de ces personnages par trop humains ?

Et, par ailleurs, que penser de « Chiens héros » ? En indiquant dès le début que le souci du sens et de la signification seront l’axe central du livre, tout le récit doit être lu non seulement comme une possibilité narrative exceptionnelle, qui exige le brouillage de repères cognitifs actuels (valeurs réelles des documents de témoignage, de l’entretien, de l’image photographique elle-même), mais aussi comme la réussite d’une ironie perçante qui exige le total détachement du lecteur et, en même temps, une adhésion sans limites. Sinon, comment ne pas jeter le livre après la troisième « invraisemblance », après le troisième "coup" d’ironie de la part du narrateur ?
La ténacité du lecteur, il faut le dire, sera récompensée par une bonne dose d’humour noir, presque aveuglant. A chaque fois qu’on est convaincu d’être enfin devant un récit plus ou moins classique, Bellatin fait un brusque virage. Du coup, le déroutement et l’absurde pur s’installent et on ne peut plus échapper à leur emprise. Sur quoi ? Sur la distance qu’il faut prendre une fois le livre fini ; distance avec l’histoire, avec le personnage, avec les affirmations qui y sont faites (l’avenir de l’Amérique Latine). Prendre une quelconque situation au sérieux montrerait que nous sommes tombés dans le piège. Ne pas se demander quel lien il peut bien y avoir entre les deux éléments enchaînés dans la narration ce serait échapper à une écriture provocatrice qui s’évade d’un souci de réalisme, d’une narrativité classique afin de faire « une histoire », à la manière classique, tout en (dé)montrant que l’auteur sait raconter précisément « une histoire », créer un récit. De la fiction à « notre lecture », à notre réalité, le décalage entre absurde et non-absurde semble infranchissable.

Alors, faut-il lire ou non ces nouvelles ? Bien évidemment, mais le faire de manière attentive, presque comme on croit aux choses les plus anodines, en ressentant une terreur cachée, une possibilité que nous ne finirions jamais de concevoir, de voir, de percevoir, d’accepter en tant que possible. Si la réponse à la question « est-ce qu’un monde pareil est possible ? » était affirmative, nous aurions intérêt à lire les choses autrement, puis, à concevoir nos expérience quotidiennes différemment, dans l’éclatement et l’extériorité de l’absurde. « En aboyant », par exemple.

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mardi 23 septembre 2008

Editions Calamus : deux livres

Lancée il y a environ vingt ans par le peintre Rufino Tamayo, poursuivie et financée par Francisco Toledo (un autre grand plasticien né dans le même état), la vie culturelle dans la capitale de Oaxaca est, à ce jour, l’une des plus actives du Mexique. Grâce à plusieurs activités culturelles : expositions d’arts plastiques, création, édition et diffusion littéraires, séances de cinéma d’art et d’essai, salons du livre ou de rencontres, il n’est pas difficile de penser que l’ambiance de Oaxaca de Juárez traverse l’un de ses meilleurs moments - sans doute son meilleur moment - jusqu’à aujourd’hui.
Malgré les nombreuses conditions adverses que les gens d’Oaxaca, les “oaxaqueños”, ont dû et doivent toujours affronter (mauvais gouvernements, paupérisme, faible niveau éducatif, problèmes sociaux qui ont même produit de violents accrochages entre la population et les forces de l’état en 2006 et 2007), les directeurs de musées et de centres culturels, les éditeurs, et les créateurs en général, ont semé leurs graines - et avec des résultats.
L’une d’elles provient des éditions Calamus. Ce projet prolonge les disparues « Ediciones Toledo », créées par le peintre homonyme. Dirigée par Ernesto Lumbreras et coordonnée par Luis Manuel Amador, cette jeune maison d’édition aura bientôt publié une trentaine de titres en presque trois ans de vie. La maison d’éditions Calamus est née du souhait de fournir aux lecteurs mexicains une liste d’œuvres de qualité soigneusement imprimées -à un prix accordé au niveau de vie du pays (les livres coûtent 6€ environ). Dans son cahier de route, l’édition Calamus s’est aussi imposé de privilégier la poésie dans son catalogue - sans délaisser pour autant la narration ou l’essai.
Afin de donner une idée du travail qu’ils sont en train de faire, je vais retenir de la trentaine de titres déjà publiés ou en cours de publication [1], deux livres, pour les commenter.

Trois pierres devant la rivière
,
d’Efraín Bartolomé

Ce livre de poèmes, auquel l’auteur essaie de donner une certaine homogénéité, est composé en deux temps énonciatifs distincts - et cela, bien que le livre soit constitué de trois sections, trois passages différents.
Le premier recueil unitaire, “Réquiem por la muerte de Doña Celina”, mère de l’auteur, a une ritournelle qui rappelle le refrain du “novenario”, recours temporel dont se sert l’écrivain pour situer dans le temps et l’espace le plain-chant de douleur. Une douleur qui, dès le début, tente de rester sourde, comme le portail de la maison, aux coups qui viennent apporter la mauvaise nouvelle pendant la nuit :

[...] en mi casa llaman
con una piedra enorme que golpea
iracunda

contra el portón (p 11)


Ainsi, à travers le langage poétique, Efraín Bartolomé essaie de conjurer la tristesse qu’implique la perte de la mère, la perte d’un lien qui l’attachait si fortement à tout ce qui symbolise son passé (arbres de fruits, plantes, jardins), tout autant que son présent. Ce travail de deuil se fait chez les gens qui souffrent avec lui, avec sa famille, à cause de la disparition d’une femme dont l’existence semblait être par beaucoup appréciée.
A partir de cette douleur, donc, Efraín Bartolomé lutte avec les mots pour trouver le lieu où le deuil s’arrête, où on peut commencer à dire adieu aux vivants et vivre ainsi avec la mémoire des morts. Et de la douleur, de la répétition qu’instaure le rythme de la prière none, l’auteur reprend aussi le refrain, la consonance et la rime récurrente à la fin des vers. Or, à notre avis, cet élément formel, malgré l’unité qu’il donne à ce recueil tout en le différenciant des deux suivants, ne dépasse pas tout le temps son caractère de tentative (par exemple dans le poème « Escribo en el corredor que mira al sur »).
Lorsque le poète dépasse cet inutile souci formel, lorsque le vers, malgré sa forme rigide, comme dans le cas du sonnet de la page 22, trouve un élan différent, à ce moment là l’artifice disparaît et laisse place à un autre rythme, unique :

Se suelta en la alta noche un aguacero duro,
nutrido, intenso, emponzoñado,
que con violencia furia ha destazado la oscuridad,
mi llanto, mi sombrero.

No deja trabajar el carpintero que me da
un martillazo en el costado.
Llanto y lluvia a la par me han empapado
y ahora soy del dolor abrevadero.

Lluvia y llanto.
Pronto se hace claro que uno es todo.
Que eras tú la casa y el jardín y los pájaros.
Me paro : platico con mi sombra.
Hay algo raro : ya no saben igual café y hogaza.

Y me inyecta su tinta el desamparo.


Le lecteur attentif reconnaîtra les vers de la version originale. Si j’ai modifié leur disposition, c’est pour mieux montrer à quel point la quête des formes fixes dans la poésie contemporaine peut être creuse, formelle, et limiter la souplesse de l’écrivain, en pénalisant le lecteur qui n’arrive à saisir qu’une partie réduite de ce savoir recherché que les vers sont censés transmettre.
De la même façon, dans les autres livres du recueil, ici et là apparaissent à nouveau des rimes qui tombent comme une béquille, sonorités dépourvues de sens. Cependant, dans la deuxième partie le vers devient beaucoup plus léger et souple. Il peut être, selon les besoins du poème, aussi large que le verset ou aussi court que le haïku. Le rêve, la forêt, les pyramides et la cosmogonie préhispanique, le voyage, entre autres, constituent les thèmes de « Toniná » et « Wawona tree ». Au milieu de ces vers-sujets on peut enfin percevoir la voix du poète, qui

se escucha un grito largo como un vuelo en las sombras : como un rayo en el cielo del silencio

Pareil à une branche qui balaierait les nuages et produirait un faible craquement de feuilles froissées, Efraín Bartolomé réussit à allumer un petit feu poétique. Au vu de ce contraste entre la première et la deuxième partie, on peut regretter que le livre ne possède pas davantage de sections libres. Mais en même temps, on songe à lire la suite, et ce serait avec plaisir que le lecteur s’adonnerait à une telle tâche. Reste à savoir dans combien de temps Bartolomé se décidera à publier un nouveau livre, car ce Tres piedras frente al río a demandé dix ans d’écriture.


La vida continua/Puerto oscuro,
,
de Mark Strand,

D’un autre côté, et avec une poétique assez différente, on trouve Mark Strand, un poète états-unien, dont les œuvres ont été publiées et souvent traduites dans d’autres langues.
Dans le livre publié aux Editions Calamus, composé des recueils « La vida continúa » et « Puerto oscuro », on trouve une utilisation intéressante du langage. En effet, il y a une tendance à saisir les mots dans leur signification première, dans le sens qu’ils pourraient avoir lors d’une causerie mondaine. Grâce à cette technique, si chère à T.S. Eliot, Strand dépasse l’usage quotidien de la langue, va au-delà, dans le but de trouver un point de repère ironique. Au passage, il tord et le sens et son (ses) point(s) de vue sur le monde, dont les conséquences touchent aussi la voix poétique.
De tout le livre, il me semble que l’atout majeur est, sans doute, l’ironie. Une ironie non dépourvue d’une confiance (presque) aveugle dans la poésie, dans la perception poétique que l’on peut avoir du monde, tout en sachant à quel point le monde est, sur terre, la chose la plus ordinaire.
On perçoit par exemple une ironie formelle dans sa manière de « raconter » une histoire sans queue ni tête. En effet, on pense immédiatement à une prose, à un récit très dense et narratif. Or, il se trouve que le résultat n’est ni l’un ni l’autre, ni de la poésie ni de la prose. Il est question de toute autre chose, d’un détournement que mystifie la vie quotidienne en même temps qu’il l’achève sans pitié.
Strand ne réussit cependant pas toujours à dépasser cette tension entre deux pôles opposés et, il faut le dire, il serait périlleux qu’il y parvienne : une telle tension accumulée dans un seul texte serait le rêve de tout « poète ». Or, comme il est de plus en plus évident dans le monde de la poésie contemporaine, la difficulté n’est pas dans la forme, mais dans ce qui est placé comme le noyau, comme le moteur et but ultime du poème : dans l’histoire de la littérature, l’homme n’aura jamais été autant placé au centre de toute création comme son origine et sa totale négation. Annulé de la sorte, on ne doit pas s’étonner que la poésie contemporaine manque tout simplement de fondement.
Sans plus aucune transcendance, les écrivains contemporains (je pense aux plus « jeunes », c’est-à-dire, ceux qui sont nés à partir des années 50) ont du mal à trouver un souffle vraiment « fort ». Les rares poètes qui dépassent cette impuissance ancrent leur écriture dans la vie quotidienne de l’homme, sans trop croire dans la Langue - tout au plus dans le langage. Le poème « La historia de la poesía » (de « La vida continúa ») en est un parfait exemple, car Mark Strand y reprend les Elégies de Duino (texte majeur de la poésie du début du XXe siècle). Dans cette sorte d’aveu, Strand concède non sans tristesse qu’aucun de nous (ninguno de nosotros), même pas les maîtres eux-mêmes, ne serait capable de reconnaître « el sonido corpóreo del cielo o el sonido celeste / del cuerpo, infinito y perecedero, que afinaron / nuestros días antes de despojar de su poder / a las estrellas giratorias ». Ainsi, interdits d’ouïe et de voix, les poètes se contentent de « contar los árboles, las nubes, / los poco pájaros restantes », mais surtout, ils se résignent à penser que, « cuando decidimos / no ser demasiado duros con nosotros mismos, / que el pasado no fue mejor que el presente ».
Autrement dit, le poète s’acharnerait à faire en sorte que le langage parle avec la complexité des sujets qui nous composent : le regard et l’expérience de la sexualité (poème XXII du « Puerto Oscuro), le poids du passé vécu à travers les autres (poème XXX du même livre)- en résumé, la douloureuse simplicité de l’homme moderne que nous expérimentons :

Vivir aquí supone cierta trivialidad, una ligereza, una monotonía cómica que uno intenta mermar con muestras de energía, con cierta devoción hacia las veleidades del deseo ; [...] Desde el otro lado, nadie asoma hacia acá.

Parier sur la poésie semble, de nos jours, un acte déplacé. Pourtant, c’est ce qu’il nous faut, et c’est sans doute aussi pourquoi les Editions Calamus misent sur elle, et plus largement, sur la diffusion de la bonne littérature. A suivre.



[1] Parmi les auteurs étrangers, on trouve Seamus Heaney (prix Nobel), Antonio Gamoneda (prix Cervantes), Fernado Pessoa, José Manuel Ullán et André Pieyre de Mandiargues ; parmi les auteurs mexicains, le catalogue compte plusieurs primés avec les distinctions les plus importantes dans le domaine de la poésie (Bartolomé) ou du conte (Samperio). On peut avoir un large aperçu des titres sur Internet à l’adresse citée ci-dessus

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jeudi 18 septembre 2008

Un chœur kaléidoscopique

Ray Lóriga, L’homme qu’inventa Manhattan, Montréal, les allusifs, 2006.


Qu’est-ce que raconter une histoire ? Qu’est-ce que donner naissance à un personnage ? Comment fait-on pour qu’un narrateur existe, maintienne en tension le récit, tisse le tout avec un fil puissant, caché et en même temps tangible ? Comme fait-on pour qu’une histoire ait lieu lorsque le tout est constitué de voix parsemées, de valeurs et de protagonismes et d’antagonismes aléatoires ? Que laisser dans le non-dit pour que l’imagination reste proche et immatérielle, tout aussi paisible que redoutable ? Ces questions semblent naître lorsqu’on lit le dernier livre traduit de l’espagnol Ray Lóriga, L’homme qui inventa Manhattan, parue chez les allusifs il y a quelques mois.
Dans la même ligne créative que le français Antoine Volodine et ses fictions bâties grâce à ce qu’il a appelé des « narrats », L’homme qu’inventa Manhattan est fait à la manière d’un kaléidoscope, ainsi que d’une œuvre chorale. Bien moins délirant que Volodine, ou plus attaché à des référents proches de notre réalité, Lóriga tâche de créer une histoire, racontée en mettant l’accent sur deux niveaux, le visuel et le sonore. Nous avons le sentiment que la fiction que nous découvrons petit à petit possède bien ces deux directions. D’où vient ce sentiment ? De l’échafaudage fictionnel construit à partir d’une multitude de participations dissemblables, dont les fragments n’ont pas de véritable correspondance linéaire avec le(s) temps et le(s) lieu(x).
La faille centrale du livre qui produit cette première scission, tout à fait intentionnelle de la part de Lóriga, se trouve dans la manipulation du personnage principal, Charlie. Lui, qui est censé inventer Manhattan et qui apparaît au titre du roman, existe bel et bien. Or, au fil des pages nous assistons à un brouillage de cette voix narrative. L’entremise d’autres voix faisant partie de l’histoire altère son registre, et nous offre un monde confus et riche. C’est ainsi que, comme dans un chœur, chaque « personnalité » du roman (ou l’ensemble d’histoires) finit par avoir une même valeur : les jumelles coréennes Zen Zen et Zen Lee, l’homme aux désirs cachés Andreas Ringmayer III, la baie d’ Hudson, le faux docteur Ramon Corona, Martha la femme d’ Andreas, l’immeuble Ansonia, Charlie dont le nom est faux ainsi que celui de Chad, son compatriote roumain, les Twin Towers, William Bourroughs, l’hôpital et tous ses malades, une vendetta entre gangsters des années trente, les grandes Avenues,. Chacune des personnalités résonne d’une manière spécifique, comme on peut le ressentir au fur et à mesure que l’histoire avance. Chacune a un soi, un tempo, un rythme qui le fait agir de telle ou telle manière. Comme Laura, cette fille extraordinairement belle et jeune, en qui résonne une grande joie de vivre, mais aussi une sorte de « faux » écho (s‘il en est possible), de creux ; ou comme Andreas Ringmayer et sa vie intérieure partagée entre le désir et le devoir, le devoir être et le vouloir être...
La ville, ainsi, acquiert un son plus riche, foisonnant d’échos. Mais, en fait, de quelle ville parle-t-on ? Oui, comment se tromper, on parle de New York, et surtout d’un quartier, du quartier de New York : Manhattan. Mais en est-il vraiment ainsi ? Ou mieux dit, que faut-il entendre par « New York » ? Point central du livre, nous assistons à la mise en question d’un lieu qu’on est censé connaître - ou reconnaître - à travers le récit qui lui donne corps. Echos des souvenirs, échos des fantasmes, ce New York là a été inventé bien longtemps avant, en Roumanie, par Charlie dans son enfance, partagée avec Chad. Il pensait, dans son village,

que le Ciel ressemblerait beaucoup à Manhattan parce qu’il s’était imaginé que Manhattan ressemblerait beaucoup au Ciel (p 132).

Terre du rêve, du voyage initiatique, ce coin du monde sera l’espace imaginaire où tout peut avoir lieu. Même la mort. Présent, passé, futur, tout se confond dans le récit d’une ville inventée encore et encore par d’autres voix qui songent dans le futur.
Absente en fin de compte du hic et nunc, la ville réelle de New York (on pourrait même dire toute ville réelle dans un récit) n’est pas celle qu’on attend(r)ait, ni celle qu’on voudrait attendre. Bercés alors par les voix de L’homme qu’inventa Manhattan, nous assistons à l’approfondissement de ces mêmes voix. Enoncé par eux-mêmes, l’aperçu que nous avons des personnages se modifie en écoutant, en regardant ce qu’ils sont pour les autres. Jeu de kaléidoscope, ce qui semblait être là ne l’est plus, ou pas ainsi, ou si mais... En jonglant avec leurs vies intérieures et extérieures, Lóriga met à nu les nombreuses facettes qui composent l’homo citae modernae, l’homme de la ville moderne. Prenons, par exemple, ce jeune devenu trop subitement star. Il y a une profonde fêlure entre l’image qu’il donne et sa vie intérieure : de ses cauchemars et ses mensonges à son succès comme acteur de films.
De même, il y a d’autres exemples de compositions variées d’un même personnage, comme celui des jumelles, ou celui de Charlie lui-même. Grâce à des nombreux fragments sur lui, nous apprenons qu’à New York il est le touche-à-tout du quartier, un peu l’engrenage essentiel qui fait tout marcher comme il faut dans cette partie de la ville. Dans ce sens, nous pouvons penser que Charlie partage quelque chose avec Lóriga, puisqu’il est question d’ordonner, d’agencer un ensemble d’éléments divers, de leur donner sens et direction. D’un côté, il y a la tâche du travail manuel, et de l’autre, celle d’inventer la ville à travers ses histoires. En reprenant l’image de Charlie en tant que concierge (l’un de ses nombreux métiers), nous pouvons penser que c’est bien là l’image de l’auteur et de l’immigré, le maître des clefs. Peu importe que celles-ci nous ouvrent la porte des secrets les plus intimes des personnages, ceux qui finissent dans les poubelles de la mémoire, engouffrés par le remord ou la peur ou la culpabilité ; peu importe que l’on pense les secrets de la narration, ceux qui nous émeuvent et nous font suivre une histoire jusqu’à la fin. En fin de compte, c’est créer une histoire dont il est question.
De l’amalgame des endroits, des temps et des espaces de la ville, provient sans conteste l’atout du roman. Or, à notre avis, il n’y a qu’une seule chose à regretter : une voix trop homogène qui empêche de temps à autre l’indépendance de chaque personnage. Le narrateur - ou la voix narrative, prend parfois le pas sur la vie intérieure des personnages, en unifiant le ton utilisé pour chaque fragment. Par contre, quand le narrateur ou la voix narrative cède la place à l’agir des personnages et accepte que ce soit le récit (la création du récit sur le champ) qui l’emporte sur le fait de mémoire, sur le fait de devoir construire un souvenir (inventé, ou mieux encore : ré-inventé), la prose excelle et donne ses meilleurs moments. Au fragment « Kilomètre 26 », Martha a un accident de voiture, qui fait trois tonneaux et se renverse. La femme reste suspendue par la ceinture, et voit tout à l’envers :

Elle regarda ses jambes ; elle avait été toujours très fière de ses jambes. A vrai dire, pour une femme de quarante ans, elle avait un corps splendide. Elle avait été fidèle au gymnase Reebok, deux fois par semaine pendant les deux dernières décennies ; tout cet effort allait être maintenant récompensé [...] avec ses jambes magnifiques et sa culotte rouge de La Perla, elle était certaine de faire une bonne impression. Elle pensa que plus tard, peut-être, quand toute l’affaire sera terminée, quand les secouristes seront en train de ranger l’ambulance dans le garage, quand les policiers descendront au bar une fois leur service fini, quand l’homme qui criait parlera de l’accident à des amis, ils feront peut-être un clin d’œil, un sourire, une allusion à cette superbe femme à la culotte rouge que nous avons trouvée la tête en bas dans une Volvo (p 106).

Réverbération de réalité ou de rêverie, L’homme qui inventa Manhattan nous montre donc un New York où tout étincelle comme un diamant merveilleux, à mille faces - mais qui se révèle toutefois être un faux. Le personnage qui inventa Manhattan, Charlie (déjà traité de « fou » dans son pays d’origine), nous l’avons déjà dit, ne s’appelle pas originellement comme cela. Ni son meilleur ami par ailleurs. De là surgit le doute sur leur identité -sur l’identité en général. Puis, il y a le doute aussi sur la « véracité » sur ce qu’ils racontent, se racontent. Comme le dit le narrateur, à Charlie et Chad

il leur arrivait souvent de se souvenir dans le moindre détail de choses qui n’étaient jamais arrivées. Ce n’était pas grave. Ils étaient depuis si longtemps à New York que certains souvenirs avaient fini par se cacher dans cet endroit de la mémoire qui conserve de la même façon les événements réels que les imaginaires (p 12).

Toute tentative d’établir une quelconque véracité est de facto annulée, et précisément sur ce sillon, celui des annotations, des indications, et des signalisations faites par la voix narrative globale, qui trace le sentier qu’il faut prendre pour bien profiter de la lecture, des personnages qui habitent cet étrange roman. Les souvenirs, sortis du tiroir de la mémoire, nous amènent puis nous emmènent d’un continent à l’autre, d’un bout du quartier à l’autre, d’une jumelle à l’autre, en nous interpellant sans cesse sur ce que sont la distance et les points communs entre les être humains. « Réels » ou non :

Toutes les histoires de ce livre font partie du rêve de Charlie, elles sont toutes imaginaires même si beaucoup, la plupart, sont véridiques (p 18).

Réussite donc du pari de l’auteur. En donnant ainsi les coordonnées d’un espace entièrement fictionnel, le narrateur se libère et du même coup libère aussi le lecteur, prêt à profiter de sa lecture et de trouver dans quelle mesure Lóriga est ou non un bon écrivain.


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jeudi 11 septembre 2008

Sin habla

Hablo por internet con el Dube,
argentino perdido en el sur de Francia
conocido en Paris en las primeras horas
de mi ya larga estancia por acâ,
y me deja "cloué" al decirme que acaba
de perpetrar a...



Jeanne...!

Así directo, te pierdes de vista un año,
tal vez dos, y de pronto te la suelta
que te quedas boquiabierto.

¿Quién es el siguiente?

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lundi 8 septembre 2008

Revue Literal - Jeunes Ecrivains du Nord du Mexique

La frontière : La reconnaissance et le dialogue


Literal. Literatura Arte Historia, N° 19/20. Sinaloa, México, enero-junio 2006.



http://i41.photobucket.com/albums/e262/tryno/Literal2006.jpg

Le numéro double 19/20 de la revue Literal consacre un dossier aux jeunes écrivains du Nord du Mexique (« Escritores jóvenes del Norte de México”). Dans le but de donner un aperçu large et consistant de ce qui se produit dans cette région du pays, la rédaction a fait appel à un nombre considérable de narrateurs, essayistes et versificateurs.


Le Nord du Mexique est peut-être l’un des pôles le plus créatif du pays à l’heure actuelle, mais sa reconnaissance comme milieu de création à part entière n’a eu lieu que très récemment, car la vie culturelle au Mexique est extrêmement centralisée. Refusant une « homogénéisation » qui effaçait les régionalismes au profit de l’expérience de la ville, notamment celle de Mexico, les auteurs du Nord sont restés dans cette région à partir des années 60 - 70. Ils ont abandonné l’empire de la ville pour traiter de sujets plus proches d’eux et liés au Nord. Sans se soucier d’être reconnus ou non par les censeurs culturels de la Capitale, le résultat de leur travail a ouvert notamment deux voies aux nouvelles générations : d’abord le choix de rester dans la région ou de partir ; ensuite, de prolonger une thématique (dont on énoncera ensuite quelques traits) qui caractérise désormais le Nord.


Dans le droit fil de cet héritage, les jeunes auteurs évoqués dans ce numéro montrent chacun à leur manière comment ils perçoivent et valorisent leurs aînés, leurs langages, et dans quelle mesure ils se sentent aussi des « écrivains du nord ». Cette anthologie-manifeste offre un grand choix de textes narratifs ou en vers et d’essais. A mon avis, le vrai intérêt du dossier naît des récits et des essais. Quant aux « poèmes » (il faudrait parler plutôt de « tentatives »), il me semble que les textes publiés ne sont pas réussis. Néanmoins, citons Amaranta Caballero, qui a dans sa voix une certaine force, mais qui laisse entendre en même temps celle de Paz. Il faut attendre qu’elle délaisse l’empreinte du maître et voir si elle atteint toute seule la même force lyrique - ou non.


Mais avant de commenter les textes de fiction, il faudrait parler sans doute des caractéristiques qui constituent le Nord.


Du pêle-mêle d’« éléments identitaires », voici ceux qui pourraient sans doute constituer un minimum de partage : le franc-parler, une fête qui ne finit jamais, un nomadisme constant, l’espace désertique comme toile de fond, et surtout la violence revendiquée comme une puissance. Ceci ne veut pas dire que les Norteños aient une exclusivité sur la violence. Comme le dit Julian Herbert, il s’agit plutôt d’un parti pris pour établir une distinction identitaire. Assumer de façon péremptoire que le Nord est une terre difficile, ardue, violente, c’est déjà un acte de prise de distance vis-à-vis du Centre, où la violence est considérée plutôt comme une impuissance qu’on voudrait éradiquer.


Du grand mélange des caractéristiques, l’attitude d’indépendance est, à mon avis, celle qui peut le mieux définir les gens du nord aux mille visages : ceux du désert, des montagnes et des ports. Attitude renforcée par le fait de se trouver au milieu de deux pôles de forte attraction : d’un côté, la Capitale, de l’autre, les USA. Tous les deux produisent une attraction et un rejet semblables. De ce fait, la quête identitaire devient double, puisqu’il faut trouver une alternative à ces deux langages : l’officiel de la littérature mexicaine, puis celui qui vient « de l’autre côté » : le chicano.


Recherche serait donc le mot clef de cette région qui se reflète forcément dans la création littéraire. Comme le dit assez bien Heriberto Yépez dans un excellent essai sur Rafa Saavedra (auteur de Tijuana, à lire sans faute), il s’agit d’un problème social :

Dans le cas particulier de la littérature mexicaine de la frontière, elle n’est pas tant une alternative "grâce à" l’influence de la culture du nord, qu’une prise de distance à part égale avec Mexico et les Etats-Unis. Dans la révolte vis-à-vis de ces deux hégémonies toutes distinctes, cette littérature tente d’obtenir sa propre « mexicanité », si distincte du discours états-unien (le chicano [fils des immigrés latino-américains] inclus), comme du discours du « chilango » [équivalant de « Parigot »]. Dans son sens le plus profond, une grande partie de la littérature de la frontière se conçoit comme une péninsule centrifuge (p 37)

Et c’est à travers l’énorme diversité de propositions et de façons de raconter que l’anthologie de textes nous montre à quel point les sujets traités sont variés et divers. Si on y trouve un langage et des thèmes locaux, il y en a d’autres qui proviennent d’ailleurs. Les auteurs se révèlent ainsi comme habitant le monde global grâce à Internet, mais aussi comme des lecteurs et héritiers d’une littérature riche en « exotisme » : Sergio Pitol a écrit sur l’Europe de l’Est ; Borges sur la Norvège ; Cortázar sur la Grèce ; Salvador Elizondo sur Paris et la Chine.


Parmi les textes de fictions, il y a plusieurs contes et un seul fragment de roman. Ce texte, écrit par Tryno Maldonado, nous montre un auteur qui maîtrise bien la plume et sait gérer les éléments de son histoire. Toutefois (et cette remarque n’enlève en rien la qualité de l’écriture), il nous semble que Maldonado néglige un peu le poids de la représentation au profit du langage. Autrement dit : il est évident que la voix narrative se voit emportée par le flux verbal au détriment du personnage inventé, même si c’est à travers lui, une mexicaine rentrée d’un long exil volontaire en Italie, que le récit a lieu.


Quant aux contes et nouvelles, un texte peut être considéré comme venu effectivement « du Nord », du moins dans le sens des réflexions entamées dans les essais de la revue. « Fin de cours » raconte le meurtre d’un professeur qui a lieu à l’école même. Cet homme défend un élève immiscé au monde redoutable de la drogue, dont une faute inconnue exige son élimination. En guise de contrepoint à la catastrophe qui plane sur tout le récit comme un papillon (celui de la théorie de l’effet papillon), la manière détachée et non exempte d’ironie de raconter de Miguel Tapia conduit la narration de manière rigoureuse avec un langage précis et dense. L’attitude nonchalante du personnage central sert de contrepoids à la gravité des événements, sans que l’auteur tombe pour autant dans des moments descriptifs superflus ou des lieux communs.


Parmi les surprises les plus agréables de la revue, se trouve « Comunicación ». Gaby Torres raconte la vie d’une femme ordinaire. Réalisée professionnellement mais incapable de suivre à la lettre les diktats de ce qu’il faut vivre, la jeune femme finit par se suicider. Dégoûtée d’une société qui impose des règles dépourvues de sens, la jeune femme est si éloignée de tout qu’elle ne peut plus aimer personne - sauf elle-même. Le comble de sa « déchéance » viendra, avant sa mort, d’un mélange de besoin amoureux et de désir sexuel. Celui-ci sera symboliquement transformé en son téléphone portable en mode vibreur, avec lequel elle se satisfait mieux qu’avec un « mâle » en chair et en os.


Deux récits prennent le parti de conclure avec une fin aigre-douce : « Hermanos » [Frères], de Juan Gerardo Aguilar et « « Sur la route, à la tombée du soir », de Agustín Galván. Le premier parle d’un homme en chaise roulante rongé par un désir de vengeance contre son frère. Une fin inattendue lui révélera qu’il y a encore de la bonté en lui, ainsi qu’un peu d’amour à l’égard de son frère.


« Sur la route... » est un récit raconté par la Mort. Relevant le défi de la faire parler, Galván nous offre une histoire où les événements censés être dramatiques ont une fin heureuse. Comme si la mort était sensible à la valeur de la vie et de la rencontre, elle accepte de donner un sursis aux personnages pour qu’ils continuent à se battre.

De l’ensemble des nouvelles, deux histoires attirent notre attention pour une raison significative : elles n’ont pas lieu en territoire mexicain, mais en Argentine et en Chine. Cette disparité souligne à quel point le choix thématique et stylistique est pour les gens du Nord plus une question d’affinité et de goût qu’une prédétermination irrécusable.


Nous avons d’abord un conte qui suit à la lettre les trouvailles de l’auteur présent dans la narration : Jorge Luis Borges. Oswaldo Zavala ose mettre en fiction l’un des maîtres de la littérature pour montrer à quel point le désir des hommes ne peut rien contre le déclin naturel des choses. D ans « Una fábula », une photographe anglaise recule dans le temps pour empêcher à tout prix que Borges, durant un voyage en train devenu célèbre, ne devienne aveugle à cause de son addiction à la lecture. Pour son malheur elle arrive trop tard, mais l’efficacité du dialogue entre elle et Borges fait que le lecteur peut croire un instant qu’il est possible de changer ce qui a été, ce qui sera, grâce à la force du désir.


L’autre récit s’appelle « Ragoût Dingding », écrit par Omar Bravo. Dans la meilleure tradition de la fable, avec un ton extrêmement cynique, Bravo raconte un cas d’épuration idéologique entrepris par le Parti Communiste Chinois dans les années soixante. La réussite de l’histoire vient du non accomplissement d’une attente : un changement éthique qui n’a jamais lieu chez le personnage principal, un jeune « camarade », lors d’un bref échange avec un moine sur le point d’être fusillé. Au lieu de la transformation attendue, le récit nous laisse un amer arrière-goût : loin de s’apitoyer sur la grenouille, comme le lui demande le moine (« seul celui qui aura pitié de la grenouille sera libéré de lui-même »), le soldat dit : « Moi, Li Han, l’appétit animé par le vin et la joie, ai vu flotter sur la sauce exquise d’amandes et de cerises la douce et molle musculature d’une grenouille » (p 81).


Cet aperçu nous semble montrer assez bien une richesse de traitements et d’intérêts, qui peut être un jour ou un autre un danger. En référence au titre du dernier livre de Rafa Saavedra, la question qu’il faut poser à ces jeunes auteurs est la suivante : seront-ils capables de rester « Lejos del noise » (Loin du noise [bruit]) ?


Ces auteurs doivent faire face au problème qu’implique toute découverte comme le signale Julián Herbert dans son essai « Le Nord comme fantôme ». Le problème en question est celui de la connaissance d’un milieu, de sa reconnaissance, et de sa commercialisation. En effet, une fois que cette littérature aura atteint le sommet de son propre succès, les écrivains nouveaux devront faire attention à ne pas répéter les modèles acquis.


Vouloir appartenir à cette littérature peut être une manière de chercher une expressivité liée à un endroit concret. Or, le danger serait de reproduire les résultats des auteurs précédents, et de refaire ad infinitum les mêmes sujets, les mêmes traitements, les mêmes langages. Si la mémoire historique ne nous trompe pas, on pourrait trouver un écho de ce phénomène dans le « boom » latino-américain, et plus spécifiquement dans le réalisme fantastique.


Par ailleurs, tout n’est pas négatif. Comme preuve on peut citer le cas de deux écrivains parmi les plus connus en langue espagnole, Pérez Reverte, et Roberto Bolaño. Ils ont été attirés par un sujet en provenance du Nord du Mexique et écrit sur lui : les centaines de femmes assassinées à Ciudad Juárez, dont les crimes sont presque tous impunis... Et quant à la façon de raconter ces violences, ils ont été influencés par les écrivains de la région, notamment Élmer Mendoza.


Il ne faudra pas perdre de vue alors les jeunes écrivains de cette région, car pour eux la tâche sera particulièrement difficile : bien qu’ils se sentent fiers de leurs aînés, et d’une certaine façon redevables des nouvelles voies et voix qu’ils ont défrichées, ils encourent le risque d’être écrasés par le poids de ces mêmes œuvres qui leur ont ouvert de nouveaux sentiers. Mais, on le sait, dans la littérature, l’association de la tradition et de la capacité créative produit les bons écrivains.


Du choix du local, avec les littératures du Nord ou du Grand Sud, au vaste monde sans frontières de la littérature cosmopolite de la Capitale, la littérature mexicaine se montre riche dans les voies explorées, grâce à la vivacité des manières de raconter et à la variété des thèmes.

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'Déraison' par Horacio Castellanos Moya

Horacio Castellanos Moya, Déraison, Montréal, Les Allusifs, 2006. http://www.lesallusifs.com


Dans l’histoire de la littérature, on trouve quelques ouvrages dont le titre évoque un sentiment, un malaise de l’être humain qui structure l’ensemble du récit. Les titres qui nous viennent à l’esprit le plus fortement sont Faim de Knut Hamsun et La Nausée de Jean-Paul Sartre. Dans cette même lignée, nous pouvons situer Déraison, dernier livre traduit en français de l’écrivain Horacio Castellanos Moya [1]. Tout au long des cent cinquante pages de ce livre, Horacio Castellanos s’adonne à l’exploration de quelques éléments essentiels pour la société. Son but, montrer à quel point les sociétés centraméricaines ont été bouleversées (et le sont encore) par les dictatures militaires.

Horacio Castellanos s’appuie pour ce faire sur l’histoire d’un journaliste en grande difficulté. En critiquant la politique nationale, le protagoniste a eu le malheur de dire que le président était un président « africain » (à cause de son autoritarisme et non à cause de sa couleur de peau). Ressortissant d’un pays où pareilles affaires se règlent à l’ancienne (violemment), il doit s’exiler dans le pays voisin, le Guatemala. Là bas, le journaliste accepte un travail à risques - qu’il considère toutefois comme faisable. Même s’il a été prévenu par Erick, l’ami qui l’a embauché, le personnage se rend très vite compte de la difficulté de la tâche. En effet, embauché pour corriger un rapport secret de 1100 feuillets, où sont recensés quatre cent vingt deux assassinats commis lors du conflit qui opposa les forces armées et la guérilla, le journaliste se trouve face à une boîte de Pandore. Pourtant, ce n’est pas la quantité de meurtres qui le bouleverse, mais la teneur des témoignages : il y est toujours question de souvenirs saisissants, souvent relatés par des indigènes dans un langage hautement poétique. Confronté à la violence des excès commis, le lecteur finira par ressentir aussi un manque qui renvoie à celui des témoins.

Nous sommes confrontés dès les premières pages de Déraison à un profond dérangement général. Cela est évident à travers le choix de la forme du dialogue choisie par Castellanos Moya. Ainsi, le journaliste semble s’adresser au lecteur en ami, en confident : celui-ci apprend que rien ne tourne rond dans cette société. Le correcteur nouvellement embauché est bouleversé par une phrase du rapport. Il réalise qu’il est allé se fourrer dans un vrai guêpier : « Je ne suis pas entier de la tête », dit un rescapé. Cette phrase devient le point de départ - insoutenable aux yeux du protagoniste - pour réfléchir à l’absence totale de rationalité qui caractérise ces sociétés schizophrènes (état produit par la violence des armes), où la peur règne en maître.

« Interdits » de vérité, les habitants du pays doivent feindre une normalité inexistante, qui conduit nécessairement à un sentiment de désarroi. Ainsi, on peut très bien comprendre qu’il est difficile, voire impossible, d’être « entier de la tête », puisque le raisonnable serait de mettre un terme à l’hypocrisie générale et de donner à nouveau le droit de cité à une vie « normale ».

Or, il n’est nullement question pour les militaires et les politiciens de perdre leur emprise sur les gens. C’est grâce à une traversée des points névralgiques constituant l’individu (relations sociales, amour, désir, etc.), et lui assurant précisément son individualité, que le lecteur peut apprendre comment l’emprise de la peur affecte tous les aspects de la vie.

Chaque geste entrepris pour rendre les choses normales est vécu comme un exploit, presque comme une folie, car le prix à payer en est la mort. Bien évidemment, les gens n’ont pas envie de perdre la vie, et vivent toujours aux aguets. Le journaliste aura beau tout essayer pour mener une vie « normale », l’angoisse d’être assassiné l’emportera. Qu’il s’agisse d’un danger réel ou d’un simple délire, la paranoïa du personnage transforme toutes les situations en guet-apens. Le lecteur partage l’angoisse du protagoniste, et en fin de compte a aussi du mal à savoir s’il y a menace, ou non. Le délire est tellement grand que le langage ironique mêle souvent la déraison au dérisoire.

Ainsi, dans la capitale guatémaltèque, on apprend qu’il est impossible de boire un bock de bière et de parler de poésie (si elle évoque des sujets compromettants). Il est tout aussi impossible de faire la conquête d’une prétendante, car elle est envahie par des souvenirs douloureux et honteux. Pis encore, quand la difficulté est dépassée, le résultat se révèle plus lourd que le fait d’avoir exaucé le désir (le personnage se découvre contaminé par la chaude-pisse) Tout est tellement contaminé de l’intérieur, que rien n’y échappe, pas même la nature. Ainsi (moment emblématique dans le roman), le journaliste découvre que l’endroit parfait pour le repos et la « réconciliation » intérieure, est en fait trompeur :

j’ai eu le plaisir - dit le journaliste - de contempler, à travers la porte vitrée qui s’ouvrait sur le gazon de la grande cour et sur le bois de pins au fond, la brume qui passait poussée par le vent, comme si soudain [mien] je m’étais réveillé dans une autre contré où la nature ferait de l’homme un animal moins sanguinaire (p 122)

La solitude de l’endroit, presque virginale, se voit en effet salie par l’idée que le lieu n’est pas vraiment pur, mais plutôt celui d’une possible embuscade. Cette idée plonge le personnage,

dans [ses] anciennes craintes, car ce bois touffu a cessé d’être un motif de joie pour [lui] pour se transformer en une possibilité d’affût pour [ses] ennemis (123)

Une fois encore, lorsque la peur se pose fugitivement sur la raison, le bonheur disparaît et le vide ne laisse qu’un homme craintif, terrorisé.

Le travail n’échappe pas à cette dégradation. A cause du contenu du rapport, le journaliste abandonne parfois le peu de lucidité qui lui reste pour entrer dans la peau des meurtriers. Atteint par ces violences lues et relues jusqu’à la nausée, il mime les mêmes gestes assassins des militaires ou des guérilleros. Sans doute, le passage le plus poignant est celui où la tête d’un enfant, projetée en l’air, est écrasée, libérant la cervelle dans une giclée terrifiante. Il semble que personne ne peut plus « être entier de la tête » : image énigmatique de la perte de la raison.

Rédigé comme un cri de révolte, Déraison pose des problèmes intéressants liés à la mémoire, au témoignage, à la violence infligée et subie, et à la valeur même de la vérité. Quels sont les liens qui attachent les individus dans une société qui dissout tous les liens ? Comment faire pour croiser l’autre s’il n’existe que dérobement, que refus de proximité ? On est enclin à penser qu’il n’y a qu’une manière de s’en sortir : jouer le jeu, ou s’en aller. Double face d’une seule réalité, où rien n’est normal.

Pour ceux qui connaissent la littérature de Castellanos Moya, ce livre paraîtra étonnant du fait des recherches stylistiques, comme de la façon de traiter la violence - avec poésie. Pour ceux qui ne la connaissent pas, ce livre constituera une excellente introduction à une manière très personnelle de raconter la Condition Humaine dans des situations d’adversité - liées à la réalité de l’Amérique Centrale.

Après la lecture d’un livre de Castellanos Moya, le lecteur se sent toujours sommé de répondre à une question : sommes-nous aptes au changement, le souhaitons-nous ? Avec ou sans raison, c’est au lecteur de trancher.

Notes :

[1]La nationalité de cet écrivain pose quelques problèmes : il est né à Tegucigalpa en 1957, mais il a vécu la majeure partie de sa vie à El Salvador.

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mardi 2 septembre 2008

...

Rien de pire que de voir son jouet préféré entièrement bousillé.

L'écran de mon téléphone a péri sous le choc d'une balle de basket.
Peut-être c'est moi qui ai raté le panier et me voilà propriétaire
d'un joujou qui marche mais sur lequel on ne peut rien voir d'autre
qu'une très belle image abstracto-impressioniste.

Maintenant, je joue à la jukebox russe: j'écoute ce que j'arrive
à choper par ci par là dans le noir du clavier...

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lundi 1 septembre 2008

De la disponibilité des noms: A history of violence

A history of violence, David Cronenberg, 2005

Bien que le dernier film du réalisateur canadien David Cronenberg ait suscité des avis partagés, il est évident que cette « histoire de violence » se veut une réflexion sur un phénomène qui heurte l’ensemble de la société. Si celle-ci se voit ainsi remise en question, c’est parce que c’est dans l’individu qu’elle trouve son fondement et sa finalité. Malgré le ton un peu hollywoodien que l’on pourrait déceler dans ce film, il est intéressant de commenter certains moments du « récit cinématographique » qui permettent de réfléchir sur quelques problèmes majeurs.

Le résumé de l’histoire est simple : Tom Stall, homme paisible de Millbrook, en Illinois, tue deux assassins dans son café, en état de légitime défense. Quand son visage est diffusé dans tout le pays, il est reconnu par Fogarty, maffieux de Philadelphie, qui vient réclamer vengeance pour son œil perdu et les blessures que lui a faites Tom Stall par le passé. Ou plutôt Joey Cusak. En effet, ce sera le sujet du film, cet homme « parfait », père de deux enfants, excellent mari, se révèle être un ancien meurtrier. Points forts de cette intrigue, trois scènes peuvent servir de support à l’analyse comparatiste.

La première a lieu à l’hôpital, où se trouve Stall après la fusillade où Fogarty tombe sous le coup de feu de Jack, le fils de Stall. Edie, sa femme, lui demande s’il est bien ce « Joey » que semble connaître Fogarty. Comme la réponse est positive, la certitude qu’elle avait d’être mariée à un homme intègre (c’est-à-dire « non-divisible », un in-dividu) s’effondre. Se révèle alors en elle, et entre eux, une fissure qui semble irréparable : comment habiter avec cet homme parfait jusqu’alors, mais qui dévoile tout à coup un passé insoupçonné, lors de deux fusillades qui sont comme l’écho in absentia de tout ce qu’il a pu commettre dans une autre vie ? Cependant, le plus difficile à supporter pour elle, est l’effondrement de sa propre identité, car elle apprend que son nom actuel est faux. Ou pas entièrement vrai.

—Et le nom ? Il est même pas à toi ! Où l’as-tu obtenu ?

— Je l’ai tout simplement pris. Il était disponible (« It was available »).

Ainsi Edie perd tout repère, puisqu’elle ne possède que le vide entourant cet homme nouveau - vide qui le départit de ses qualités « intrinsèques » et qu’à présent elle est obligée de partager aussi. Pour devenir ce qu’il est (était), Joey a dû « tuer » l’Autre en soi. Ou plutôt accepter que l’altérité, l’Autre (dont le nom d’adoption est Tom Stall), le déplace au point de ne plus être « présent » lui-même, de ne plus être Joey.

—« Ca m’a pris trois ans dans le désert pour le tuer. Je croyais qu’il était mort, Joey »

Sauf qu’à travers cette scène, et là se fait jour un autre chantier exploré par le film, on passe à la mise en fiction de ce qui pourrait être nommé « la Possibilité de la Puissance » (comme pur possible) au sein de l’expérience humaine. En effet, rien n’a empêché la « mutation » ( meurtre d’après les mots du personnage lui-même...) de Joey Cusak en Tom Stall. La distance spatio-temporelle, ainsi que la « disponibilité » de(s) nom(s), permettent que cet être partagé ou hybride soit là où il le décide [1] .

Or la violence, comme pure « arrivance » ou comme fêlure de la continuité, ouvre l’espace d’une attitude violente et incontrôlée qui s’empare de l’individu, le brise et le rend incapable de rester dans l’unité (mais la violence ouvre aussi la possibilité de son pendant : que Stall se soit trouvé tout entier plongé dans la violence lui permet d’être davantage maître de lui-même que les autres face à la violence. Sachant ce qu’elle rapporte - c’est-à-dire rien -, il préfère l’éviter à tout prix - ou presque...).

Passons à la deuxième séquence liée à cette « ouverture » de la violence qui nous intéresse ici. Quand Stall tue les road killers, il ouvre involontairement le Portail du Passé. Par cet interstice, les spectres apparus pour se venger vont déstabiliser sa vie. Dans le regret de la violence inaccomplie, le spectre de Joey dit à Fogarty : « J’aurai dû en finir avec toi à Phili [Philadelphie] ». A travers cet aveu, Stall laisse entendre que, pour être insoucieux du Passé, il faut en finir totalement avec lui. Cette affirmation, si on en généralise l’application, peut paraître très choquante, voire être perçue comme une horreur historique : pour accéder à une nouvelle temporalité « ordinaire » (être autre), il faut effacer tout ce qui peut faire revenir ce qui est « désagréable » ou « incompatible » avec cette temporalité. Sinon, on risque de bouleverser le présent (l’espace et le temps nouveaux) et par conséquent le futur. Un tel constat remet en cause toute idée inhérente à l’héritage, et implique non seulement que le lien du sang, mais aussi que le lien avec Soi puissent être rompus au profit d’un autre, celui que l’individu choisit.

Poursuivant cette logique, Joey assassine son frère. Cet acte accompli, il scellera pour de bon son passé, anéantira tout lien du sang, effacera son premier « héritage », le tout pour rester dans les limites « normatives » de la société (qu’il avait transgressées auparavant). Il faut noter que ce que Joey exécute n’a lieu qu’après le refus de Fogarty et de Richie de le laisser tranquille au sein de sa nouvelle vie.

Pour finir, analysons la scène qui clôt de manière emblématique le film - et ouvre sur une réflexion que doit poursuivre le spectateur.

Lorsque Joey/Tom rentre de Philadelphie, raturant de la sorte tout lien possible avec le passé, sa famille est en train de dîner. Assis à table, silencieux, les trois membres de la famille le voient arriver. Sa femme, qui hésite entre son amour déçu et le dégoût envers l’assassin, ne bouge pas, de même que son fils, qui vient d’entrer dans l’adolescence. Seule la benjamine fait un geste : elle va chercher une assiette afin qu’il puisse prendre place à table parmi eux. Comme « contraints » à leur tour par cet acte inattendu, le fils approche le potage, et la femme sort de son enfermement en le regardant enfin. C’est ainsi que le film s’achève, laissant de multiples questions sur ce qui va ou ce qui peut se passer en suspens, questions qui nourriront et enrichiront le débat :


Que faire du passé violent de l’autre ?
Que faire de l’Altérité « problématique » de l’autre ?
Que faire de la violence ?
Que faire de la société elle-même qui se fige dans des structures fixes (et dont on connaît bien les réticences à tout changement qui puisse affecter son essence et, par conséquent, remettre en question son identité - et son pouvoir) ?
Que faire du choix des hommes vis-à-vis de l’héritage à transmettre -ou à ne pas transmettre-, et qui ne relève jamais d’un quelconque héritage biologique ?
Que faire, en résumé, face aux crises que la violence produit au sein de la société, qui obligent à repenser les formes d’interaction ainsi que les liens entre les « individus » ?

Si le réalisateur ne donne pas une réponse, on peut penser qu’il met l’accent sur le rôle des plus jeunes, sur ceux qui peuvent encore avoir un regard naïf ou vital sur l’existence.

Pour appuyer cette lecture, je voudrais rappeler la fin du film Nobody Knows du japonais Kore-Eda Hirokazu, qui raconte un fait divers japonais [2] . Vers la fin du film, l’aîné a dû enterrer le corps de sa sœur, pour s’en défaire, près de l’aéroport. Plus tard, dans la rue, il entend un avion qui le renvoie au souvenir de la mort et de son fardeau. Lorsqu’il est sur le point de sombrer dans la folie, son frère le tire par la main. Grâce à la force de son sourire, il le ramène à « la réalité », à la vie, bien que douloureusement.

Par le choix d’une fin ouverte, les deux réalisateurs parient sur une catharsis et une réflexion, dans l’après coup. Il n’est pas dans leur intention d’expliquer ce qu’il faut faire dans ces situations limites. Sans doute en sont-ils incapables. Mais de la mise en forme de ces problématiques, de ce qui peut encore unir les êtres-en-société, il résulte une expérience individuelle et collective à explorer.


Notes :

[1] Il nous semble que dans ce film il n’est pas question de réflechir sur cette seule personne, mais de montrer l’ouverture infinie de l’individu au sein d’une société quelconque. Et s’il n’y avait pas eu cette violence première exercée à son encontre dans le café, il aurait sans doute fini sa vie en paix, en étant jusqu’à la fin le même et le seul Tom Stall

[2] Une mère abandonne ses enfants, qui survivent quelques mois avant que l’un d’entre eux ne meure

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